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Eliane Umuhire : "Chaque culture a besoin de se voir représenter."

Elle a grandi auprès de parents passionnés d'histoire, d'art et de culture. Eliane Umuhire s'est nourrie de récits et de résilience pour développer une vision artistique unique et offrir aux spectateurs une profondeur émotionnelle à chaque projet. Son amour pour le théâtre trouve ses origines dans son enfance au Rwanda, pays dans lequel les histoires offraient une évasion bienvenue et une richesse culturelle infinie. Rencontre.


© Thomas Laisne

« Eliane, on te retrouve actuellement dans le film Sans un bruit : jour 1. Quelle présentation ferais-tu de Zena, ton personnage ? 

C’est la femme d’Henri, présenté comme the man of Island à la fin du film Sans un bruit 2. Dans ce préquel, Zena arrive au théâtre avec son fils et son mari pour voir une pièce, jusqu’à l’invasion des créatures à ce moment-là. Le film ne permet pas de comprendre son passé ni ses motivations, mais on va la voir courir pour aider d'autres personnes, surtout celles qui sont touchées. Zena va partir à la recherche de solutions, notamment en écoutant la radio pour essayer d’intercepter différents messages, voir où la population peut se réfugier. Cette femme confronte la peur, elle n’est pas tétanisée par les événements. 

 

Qu'est-ce qui t'a plu à la lecture du scénario ?

J’avais trouvé les deux premiers films originaux, même si ça ne se limite pas juste au plaisir de faire peur. J’ai beaucoup aimé le côté humain. Je me souviens de la première phrase dans le scénario qui parle du bruit créé par la ville de New-York. Ça m’a interpellée. Je me suis demandé comment on arriverait à vivre, par exemple, dans une ville comme Paris sans faire de bruit. Ce film parle de la pollution sonore. Ce silence, c’est notre salut. Ensuite, le personnage de Samira (interprétée par Lupita Nyong’o) est à la fin de sa vie. Elle fait tout pour pouvoir retourner là où elle a vécu, retrouver ses meilleurs souvenirs avec son père. Cela me ramenait aux premiers moments de confinement. L’absence de la mort dans nos conversations et dans nos vies contemporaines fait qu’on la craint, alors qu’il y a des sociétés où la mort n’est pas nécessairement une source de peur, mais vue comme un passage, un lien avec nous-mêmes.

 

Quel partenaire de jeu a été le silence ? Comment as-tu composé avec cet élément ?

Ce qui me fascine avec les tournages, c’est qu’avant le mot « action », toute une fourmilière se crée, les acteurs se mettent en condition et tout d’un coup, le silence apparaît. Pour ce film, le conditionnement était interne. Tous les sens sensoriels étaient mis au service et il y avait des moments où l’on devait retenir son souffle. Michael Sarnoski, le réalisateur, est calme, gentil, généreux. Il a su aussi se retirer pour nous laisser faire des propositions. Il s’excusait presque des commentaires qu’il allait nous donner (rires). Ce tournage était une expérience intéressante à vivre. 



Le grand public a pu te découvrir sur Netflix dans le film Trees of Peace, au cinéma avec Augure ou encore à la télévision dans la série De Grâce. D’où te vient ce désir d’être comédienne ?

Quand j’étais petite, je me retrouvais à aimer les histoires, à les écouter et à découvrir un univers parallèle au mien. J’étais au Rwanda, un pays enclavé de la taille de la Bretagne. Ces histoires me permettaient de m’évader, de m’enrichir, de vivre d’autres expériences de façon imaginaire. Plus tard, en seconde, quand j’ai interprété un premier texte, mes camarades de classe se sont tus. Il y avait une sorte d’union et de connexion avec eux. En grandissant, à l’université, j’ai découvert la possibilité de sensibiliser un public avec des pièces de théâtre sur la mémoire, le SIDA, le génocide, la reconstruction, le trauma. Cela m’a permis de me connecter avec d’autres personnes, d’aider les gens à mettre des mots, des émotions sur ce qu’on avait vécu en 1994 durant le génocide contre les Tutsis. 

 

Tu es montée pour la première fois sur scène à l'université...

Oui. On n’avait pas de micros. Une partie des étudiants se faisait appeler « les connards » (rires) parce que dès qu’il y avait une faute ou quelque chose qui ne leur plaisait pas, ils le verbalisaient. Mon personnage, dans cette pièce, avait eu le SIDA. Je pleurais dans les bras de ma copine et « les connards » hurlaient : « Micro, micro ! » Dans ce théâtre, on devait utiliser notre voix et non du matériel artificiel. J’étais tétanisée. Le directeur du centre des arts s’est levé pour dire : « Pour le respect des artistes, je demande qu’on mette une pause à la pièce et qu’on ferme les rideaux ». C’est ce qui a été fait. Je me suis dit que c’était la fin de ma carrière (rires), mais ça n’a pas été le cas. J’ai accepté de sortir de ma zone de confort. On a ensuite repris la scène en utilisant des micros et ça s’est bien passé. Ce métier me pousse constamment à aller à l’intérieur de moi.


© Thomas Laisne

Quelles images te reviennent de ton enfance au Rwanda ?

Multicolore. J’ai le souvenir de jeux, de contact, de communauté, de vivre ensemble. Mais aussi de voir une société s’effondrer et de voir comment elle peut se reconstruire malgré une confiance les uns envers les autres fissurée. C’est aussi une enfance avec beaucoup de langues. Après le génocide de 1994 contre les Tutsi, des familles qui avaient fuit les différents pogroms perpétrés contre les Tutsi à partir de 1959 ont dû trouver refuge dans les pays voisinant le Rwanda et certaines ont pu aller en Europe ou aux Etats-Unis. Quand elles sont revenues au Rwanda, ces familles ont ramené ces pays-là. Après 1994, j’entendais des collègues de classe nés au Burundi parler le kirundi. D’autres venaient de l'Ouganda et parlaient anglais, du Congo et parlaient le swahili, le lingala et le français. Ma langue maternelle est devenue un joli patchwork de toutes ces langues mélangées et ma culture s’est enrichie de toutes ces personnes. Ensuite, mon père m’a initié très tôt aux auteurs francophones, il m’a acheté à l’âge de neuf ans un grand dictionnaire Larousse pour apprendre le français. Dans mon enfance, quand j’allais chez mes grands-parents, je voyais les peintures de mes oncles et je me disais que ça ne ressemblait pas à la vie que je voyais. Mais je me suis nourri, sans m’en rendre compte, de tout cet art et de toute cette culture qu’il y avait autour de moi. Ça a forgé l’artiste que je suis aujourd’hui. 

 

Quelle place occupe le cinéma au Rwanda ? 

La première génération de réalisateurs est plus dans le cinéma d’auteur. Il y a une dizaine de production, donc c’est un champ fertile à découvrir. Il y a des gens dont les films sont souvent sélectionnés à La Berlinale. Cette jeunesse ne se limite pas et crée avec les moyens qu’elle a. On a seulement deux salles de cinéma dans le pays. Notre culture est plutôt orale, dansante ; la poésie est notre base. Aujourd’hui, le Rwanda essaie d’encourager les productions à venir tourner dans ce pays en paix, développé et très vert. En te parlant de ça, je me souviens d’un vieux cinéma dans un quartier populaire, l’un des plus dynamiques de Kigali. Les gens payaient leur place une pièce de cinquante francs et les jeunes allaient voir des films bollywoodiens, puis nigérians et américains. Un groupe de jeune cinéastes a transformé ce cinéma pour projeter les courts et longs-métrages de réalisateurs rwandais pour initier à la production, à l’écriture et à la réalisation les jeunes de ses quartiers. 

 

Des initiatives comme le Pavillon Afriques au festival de Cannes permettent de mettre en avant les productions venant du continent… 

Oui. C’est toujours un plaisir d’y retourner et de voir les personnes présentes pour chaque édition. Chaque culture a besoin de se voir représenter. Petite, je regardais un dessin animé en allemand et je me demandais ce qui se serait passé si j’avais eu des dessins animés ou des films d'animation dans ma langue, avec des gens qui font ce que je fais, comme boire la bouillie le matin avant d’aller à l’école. Si chaque jour je suis nourrie de la culture de l'autre à la place de la mienne, je pourrais avoir tendance à être complexée et à considérer, à tort, l'autre culture comme étant supérieur à la mienne et je n'aurais l'occasion d'explorer la richesse et la complexité de ma propre culture. Je salue pour ça le travail du Pavillon Afriques. On vit tous des naissances, des mariages, des enterrements, mais on les fait de différentes façons. 

 

© Thomas Laisne

En parlant de multiculturalité, tu es seule en scène au théâtre pour le spectacle Solas avec la Cie Corps Indocile pour jouer le parcours de vie de quatre femmes, d’origine japonaise, roumaine, iranienne et tunisienne… 

Cette pièce est née d’entretiens menés par la metteure en scène, Fernanda Areias, d’origine brésilienne, avec ces femmes dans le cadre de son doctorat. Elle avait lu une étude disant qu’aujourd’hui, le plus grand pourcentage de la migration volontaire était plutôt féminin. Fernanda est donc allée à la rencontre de ces femmes venues seules en France. La japonaise est violoncelliste, elle étudie et a décidé de rester en France. Elle retourne dans son pays natal pour se ressourcer. La tunisienne est venue pour se former avec l’envie de découvrir une autre culture. La roumaine parle de son enfance, des maisons qu’elle a connues, des déménagements. Et puis une iranienne a été ajoutée. Elle travaillait dans un laboratoire pharmaceutique allemand et après avoir reçu des menaces de mort, elle a été forcée à demander l’asile en France. Ce projet n’est pas nécessairement sur la migration, mais plutôt sur leur réflexion. Quand est-ce qu’on assume qu’on est arrivé, qu’on a déposé et ouvert les valises pour commencer à décorer ce nouvel endroit avec des rencontres, en allant vers les autres et d’accepter que la nouvelle culture dans laquelle on vit vient enrichir la nôtre. On a déjà représenté cette pièce en Roumanie et à Lyon l’an dernier, on a également fait une tournée au Brésil. Cette année, on prévoit de la jouer au Rwanda, au Burundi et en France. 

 

Quels sont tes prochains projets ? 

J’ai ouvert une petite maison de production, Isi Production. Avec celle-ci, j’ai coproduit avec une amie vivant en Allemagne un documentaire sur la résilience des femmes rwandaises. Afin de partager avec le reste du monde d’apprendre comment ces femmes ont traversé l’innommable et comment aujourd’hui elles sont devenues la colonne vertébrale du pays. Le message est qu’on se relève toujours. Enfin, le film Planète B d’Aude-Léa Rapin sort en décembre. J’ai tellement hâte ! 

 

Pour conclure cet entretien, aurais-tu une citation fétiche à me délivrer ? 

Oui, un concept Ubuntu d’Afrique du Sud : « Je suis parce que tu es. »

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